- Et qu'est-ce qui t'amène ici ? demanda May d’un ton incrédule.
Ren fixa le fond de son verre, perplexe, avant de répondre d’une voix égale :
- Oh ! Je règle quelques dossiers administratifs, de la paperasse en somme… J'ai rapporté une fiche de recensement, ainsi qu'un bilan des récoltes de ma famille. Rien de bien passionnant...Plus le garçon observait son interlocutrice, plus les détails le troublaient. Dès l’instant où il avait posé son regard sur elle, quelque chose l’avait définitivement frappé… Mais quoi ? Il l’avait forcément déjà croisé, ou du moins déjà vu quelque part. Mais où ? Quand ? Ren avait beau se creuser les méninges et remonter le fil de ses souvenirs, rien n’y fit. Jusqu’à ce que…
-------------------- 5 ans plus tôt ---------------
Dans un bar, quelque part au Nord de Vastaroth, dans un port frontalier à quelques miles de Thanaliel...
Après une énième altercation avec un client du bar, Ren s’adossa à un siège, la lèvre sanguinolente. Un homme était assis à table juste en face de lui, et n’eût pas l’air surpris le moins du monde. Il ne fit aucun commentaire.
- L’ambiance est toujours aussi bonne, lâcha Ren, maussade.
- Haha… Faut pas lui en vouloir : le commerce ne marche pas fort, ces temps-ci…L’homme se gratta la joue et ajouta :
- Vous avez des affaires à régler avec lui ?- En quelque sorte, fit le sylphe.
- Ca m’étonnerait qu’il vous achète quoi que ce soit. Il vient de perdre encore un bateau, il y a quelques jours…- Ah bon ? Qu’est-il arrivé ? Des ennemis de l’Empire ?- Non. C’est pas ça le problème. Vous le savez surement, les marchandises viennent surtout par la mer. Et bien…Il s’interrompit pour avaler une gorgée de bière.
- … Depuis plusieurs mois, continua-t-il,
quelqu’un s’est mis à piller nos bateaux. C’est pas les pirates de d’habitude : y a que les bateaux affrétés par certains marchands qui sont attaqués.- Dont ceux de l’Empire ? S’enquit Ren.
- Oui. C’en est à ce point que plus aucun capitaine ne veut conduire leurs navires. Alors, c’est pas facile la vie ici. Ces commerçants qui peuvent plus commercer, souvent, c’est pas des petits : c’est même les plus importants de l’Empire ! Et voilà qu’ils se retrouvent obligés d’envoyer leurs marchandises par les terres. C’est beaucoup plus cher, et pas beaucoup plus sûr : y a plein de convois qui arrivent jamais…- Il n’y a pas du tout de soupçons ? Il doit bien y avoir des témoins !Le vieil homme secoua la tête.
- Personne ne survit à ces attaques. Les bateaux quittent le port, ils disparaissent, et on les revoit plus jamais.Il se pencha vers ses interlocuteurs et murmura sur le ton de la confidence :
- Y’a des marins qui disent que c’est de la magie. Certains aurait même vu une démone. Une gamine brune, pas plus haute que ça, il fit un rapide geste de la main pour jauger la taille,
avec un œil or et l’autre rouge. Une sorte de fantôme immortel à ce qui parait. Il cligna de l’œil et se recula. Ren demanda :
- Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ?L’homme haussa les épaules :
- Rien. J’en pense rien, et m’est avis que j’en penserai rien… à moins d’avoir le malheur de me retrouver sur un de ces maudits bateaux.- Vous êtes marin ? Voulut savoir le garçon.
- Oh non ! Dit le vieil homme en ricanant.
Est-ce que j’ai une tête de marin ? On m’embauche pour défendre les navires contre les pirates. C’est à croire que je leur ai fichu la trouille : on n’entend plus parler de ces saletés de bandits ces temps-ci. Enfin, l’un dans l’autre, j’ai un bon métier.- Bon… mais dangereux, non ? Ajouta le sylphe.
De nouveau, le gaillard haussa les épaules et finit d’écluser sa bière.
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Ren fut tiré de sa torpeur lorsque le plat principal fut servi à table. Un demi-porcelet farci fut présenté sur un large plateau de bois, accompagné de ses légumes et revêtu de sa sauce maison. Machinalement, le garçon lança à l'adresse de May :
- Ne fais pas de manières ! Toi qui disais avoir faim, tu es bien la dernière à devoir te priver ce soir !Lui-même l’attaqua avec appétit. Il savoura aussi l’accompagnement, se ruant sur les pommes de terre et les navets. Il était au chaud ; la nourriture était succulente et abondante ; derrière lui, des clients chantonnaient un air enjoué ; les conversations des consommateurs le berçaient agréablement...
Pourtant le doute subsistait... Et si cette fille n'était pas celle qu'elle prétendait être? Et s'il s'avérait qu'elle était une sorte d'ennemie du Royaume, une renégat? Devrait-il l’exécuter, ici-même? En avait-il seulement la force?
A mieux y regarder, mis à part ses yeux étranges, elle n'avait rien d'extraordinaire... En tout cas, pas de quoi la confondre avec une pirate ou autre type de malfrat. A vu d’œil elle faisait une tête de moins que Ren. Elle était vêtue d'une robe de servante agrémentée ça et là d'accessoires sophistiqués, elle arborait une longue chevelure brune plutôt soignée. Elle n'avait pas l'air dangereuse...
- Dis moi... s'osa Ren.
Lorsque May releva sa tête de son assiette et le fixa de ses yeux clairvoyants, le garçon tressaillit et une vieille image s'imprima en son esprit...
-------------------- 3 ans plus tôt ---------------
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Le sang de Ren se glaça, tandis qu'une légère brise fit trembler le service de table quelques secondes. Le sylphe se durcit. Il posa délicatement sa fourchette sur la table, prit une profonde inspiration, puis toisa la jeune fille d'un regard plus perçant. Il dit à voix basse de manière à ce qu'elle soit la seule à l'entendre :
- Je sais qui tu es. Je me souviens maintenant.Au loin, un grondement sourd retentit, comme un craquement haletant s'engouffrant à travers les murs. Le temps était à l'orage, et la pluie ne tarderait pas à recouvrir les terres de sa tumultueuse retombée.